Je me disais il y a encore quelques temps qu’il serait très difficile pour moi de faire carrière dans un métier d’accompagnement. Tout cela parce que comme beaucoup de monde je pensais que je ne pourrais pas passer mes journées à écouter des gens « se plaindre de leurs vies, parler de leurs malheurs ou exprimer leurs colères » sans que cela ne me touche de trop et finisse par m’épuiser.
Et je sais à présent que tout est une question de filtres, de lunettes de l’esprit.
Si je ne forme pas mon esprit à écouter au-delà des mots, j’entends les clients « se plaindre » au lieu d’entendre des besoins non satisfaits. Si je ne forme pas mon esprit à l’altruisme, je leur reproche de « parler de leurs malheurs » au lieu d’accueillir les maux qu’ils me confient avec confiance et d’en faire une matière pour travailler. Si je ne forme pas mon esprit à la bienveillance, je prends leurs colères de plein fouet et vient y mélanger un peu de la mienne au lieu de les féliciter d’avoir le courage de vivre leurs émotions.
Quand j’entends qu’être un accompagnant c’est « accueillir en soi toute la misère du monde », je sais que mon interlocuteur n’a pas fait le travail nécessaire sur lui-même. Et sûrement qu’au fond de lui il voudrait bien qu’on l’entende, lui et sa « misère intérieure », même si il se défend du contraire. Mais tant qu’il ne le demandera par clairement…
Il y a sûrement des caractères pour ça, comme il y a des esprits littéraires ou sportifs, il y a des esprits qui ont fait un bout de chemin en plus, qui ont une longueur d’avance sur la connaissance d’eux-même et qui ont envie d’emmener les autres avec eux.
Et puis il y a aussi notre thérapeute à nous, accompagnants, pour qui la supervision est aussi essentielle que les qualités d’esprit requises pour ces métiers. Car oui nous sommes humains aussi, imparfaits et toujours en apprentissage de la vie. Il nous faut donc un regard extérieur pour nous assurer que les projets que nous avons pour nos clients ne prennent pas le pas sur ceux qu’ils ont déjà pour eux-mêmes. Pour ne pas se laisser déborder quand l’histoire d’un client vient faire écho avec la nôtre. Pour ne pas déteindre de trop, garder autant que possible un sens de la neutralité. Et puis aussi, pour « vider son sac », quand justement trop de clients très malheureux ou très en colère sont venus se confier. Cette supervision nous aide à garder un esprit poreux, pour que l’on se laisse traverser par l’histoire de l’autre, et qu’on ne la retienne pas, comme un méditant observe ses pensées, mais les laisse aussitôt partir.
Si on vous demande comment vous faites pour supporter d’entendre toute la misère du monde, demandez à votre interlocuteur si lui n’aurait pas, au fond, envie d’être entendu.
Illustration : Martin Singer, Bigger Than Life, série « chez le psy »